Henri Frei - une syntaxe saussurienne et ses terrains empiriques au sud et au nord du Sahara

Nature de l’atelier : Atelier semi-ouvert, animé par Thomas Bearth (TB) et Per Baumann (PB), Université de Zurich. Langues : français, anglais.

Organisation en trois parties

1.     Dualité du signe et syntaxe. Base théorique: 1.1. H. Frei à travers sa lecture de Saussure et des sources qui lui étaient accessibles (dont des réminiscences transmises oralement par l’intermédiaire de son maître, Charles Bally, élève direct de F. de Saussure). Sources pour cette partie : Introduction à la Linguistique Saussurienne (Frei s.d.), Frei 1962, divers. 1.2. Aperçu (en anglais) de la grammaire constructionnelle (Construction Grammar : Croft 2001, Hoffmann & Trousdale 2013, Introduction). 1.3 Discussion : Juxtaposition de diverses « syntaxes » se réclamant du signe saussurien en termes de leurs présupposés et de leur pouvoir explicatif. 1 session à 1½ h. Intervenants : TB, PB, XY (discutant).  

2.     Exploration des terrains. Présentation d’analyses susceptibles d'illustrer, de valider (ou d’invalider) l’hypothèse freienne d’une syntaxe à double face (caténant-caténé) à partir de la variété des terrains et de la diversité des données empiriques. Le cadre théorique des exposés peut varier autour de ce pôle commun. L’éventail des questions annexes inclura une discussion de l’axiome de la linéarité du signifiant sous l’angle de son applicabilité aux grammaires tonales, trait typologique des langues à tons africaines (à la différence du chinois, par ex.), et par extension aux théories non-linéaires qui cherchent à en rendre compte (Jouannet 1985).

Cette partie est structurée en deux sessions à 2 heures (et demie): la première proposera deux à trois contributions reprenant l’analyse des séries verbales sous les angles complémentaires de la syntaxe et de la sémantique (cf. Aikhenvald & Dixon 2006), et ce dans (au moins) deux perspectives, constructionnelle et générative ; deux études traitant de l’architecture des langues mandé, terrain privilégiant la syntaxe au dépens de la morphologie, et privilégié à son tour au titre de son appartenance au type SOVX comme champ d’expérimentation africain en syntaxe historique (Bearth 2009, Koopman 1984, Nikitina 2011). Les défis pour une linguistique saussurienne selon Frei sont nombreux bien que très différents dans les deux cas et dépassent largement par leurs implications théoriques et descriptives le principe heuristique de la non-exclusion de l’insolite (voir citations dans le résumé sur ce sujet).

La deuxième session, pour laquelle trois ou quatre interventions restent à pourvoir, servira à faciliter l’inclusion, dans la même optique théorique, des terrains plus familiers et plus proches. Nous pourrions suggérer, sans l’imposer, comme domaine d’intérêt commun, ce qu’avec Berrendonner on désignera comme «syntaxe de troisième articulation ou pragma-syntaxe». Affirmer comme le fait Frei que la construction segmentée, second pôle d’intérêt de ses dernières années et de plusieurs doctorats recoupant une grande diversité typologique (akan, anglais, lituanien), est, en tant que « segmentée », une unité à double face (Frei 1977) n’est pas une évidence, aussi peu que celle, non moins pertinente à propos de la « périphérie gauche » pour laquelle Rizzi postule une composante interprétative sémantique, hypothèse validée pour le lubukusu (Diercks 2010) aussi bien que pour le français (Rizzi & Schlonsky 2007). Quel que sera le domaine retenu, la prise en compte d’aires linguistiques hétérogènes, en suivant l’axiome heuristique cité dans le Résumé (Frei s.d. page 21), servira, en l’occurrence, d’exemple au principe de validation s’appliquant à tout sujet de linguistique générale, faute de quoi celle-ci risquerait de se confondre avec une typologie, particulière par définition.  Au-delà de ce souci méthodologique, la question des implications théoriques du lien de déductibilité postulé entre signe et syntaxe pourra trouver de nouvelles réponses à travers la diversité typologique : ce lien que signifie-t-il pour le signe et que signifie-t-il pour la syntaxe ?

3.     Synthèse : retour vers Saussure. Cette troisième partie, faisant office de conclusion, abordera la question, incontournable à notre sens, de la place d’Henri Frei dans la tradition saussurienne, et par ricochet, une fois encore, celle de la légitimité du discours sur une syntaxe saussurienne. Une autre lecture de « Saussure » spiritus rector d’une syntaxe générale, non tirée par les cheveux, est-elle possible que celle proposée par Hagège (2016) qui s’y résigne? Nous ne sommes pas les seuls à nous poser la question qui a trouvé une réponse solidement étayée par les sources dans une publication récente (Arrivé 2016, ch. 5), et sous un autre angle, par Bouquet (2014)? La syntaxe proposée par Frei est-elle en rupture avec une lecture en continuité, ou au contraire – et justifiant par là son élaboration par Amacker (1969, 1995), élève de Frei comme nous, auquel nous devons la métaphore – en est-elle l’éclosion tardive ? En dehors de l’École genevoise et de ses ramifications, les approches récentes de la syntaxe se réclamant explicitement du signe dans son acception saussurienne – mais sans faire référence à Frei à l’exception de Baumann (sous presse) – comme c’est le cas des travaux s’inscrivant dans les écoles « constructionnelles », appuient-elles une vue d’ensemble non seulement plus nuancée, mais fondamentalement différente ?

Sans anticiper sur les réponses à attendre, l’Atelier devrait permettre une amorce d’une synthèse, mais au minimum de poursuivre et d’approfondir une réflexion qui n’a été menée jusqu’ici que par à-coups. La publication des Actes de l’Atelier par une maison éditoriale avec pignon sur rue sur les aires du nord et du sud est en voie de négociation avancée.

Accès aux sources

Conscients du problème que peut constituer l’accès aux sources, notamment des écrits d’Henri Frei, nous tenons à disposition des intéressés des copies pdf de la bibliographie et de la plupart des écrits relatifs à la syntaxe et d’extraits du Cours de Linguistique Saussurienne (Frei s.d.), sous réserve des permissions à obtenir dans certains cas, de même que pour d’autres sources difficilement accessibles.

Programme

 

Lundi 9 janvier

Nom et titre/affiliation

Titre

13h40-15h20

Thomas Bearth (Zurich)

 

Per Baumann (Zurich)

Linguistique africaine et linguistique générale : principes heuristiques chez Saussure , Chomsky, Frei et Creissels.

Introduction to Construction Grammar

15h40-17h50

Per BAUMANN

Yapo Joseph BOGNY (Abidjan)

Clarisse Hager M’boua (Genève)

Discutants

Exploring a constructional approach to verb serialization (Akan)

Les DOCs (double object constructions) et leurs équivalents SVCs (serial verb constructions) : une analyse translinguistique

Série verbale lexicale vs série verbale analogique

 

À préciser   Approche théorique des séries verbales.

 

 

 

 

 

Mardi 10 janvier

 

 

10h40-12h20

Mamadou Lamine SANOGO (Ouagadougou)

Discutant

 

Autres discutants

De l’importance du niveau suprasegmental dans le mandingue.

 

Thomas Bearth: Le ton comme exposant de première articulation. Morpho-syntaxe tonale, downstep et postulat  saussurien de la linéarité.

à préciser

13h40-15h20

Kouamé Josué AKPOUÉ (Abidjan)

Thomas BEARTH

 

Discutants

Les séquences coordonnées dans quelques langues mandé.

Langues mandé : syntaxe lexico-syntagmatique et syntaxe énonciative. Caténation tonale : implications pour une syntaxe historique.

à préciser

15h40-17h50

 

Peter Thalmann (Zurich)

Clarisse HAGER-M‘BOUA

Discutants (à préciser)

La focalisation par la dislocation à droite du complément : cas du kroumen.

Aperçu de la périphérie gauche en abidji.

Dislocation à droite, dislocation à gauche : variantes ou types distincts ?

Mercredi 11 janvier

10h40-12h20

Michel ARRIVÉ (Paris)

Table ronde

La syntaxe chez Saussure (discutant)

Quel lien entre signe et syntaxe ? Qu’inversement la syntaxe nous apprend-elle sur le signe ?

 

Les séquences coordonnées dans quelques langues Mandé

 

AKPOUE Kouamé Josué•Université Félix Houphouët-Boignyjosueakpoue(at)gmail(dot)com

 

 

Résumé

Les séquences coordonnées sont aussi banales que complexes à analyser. La multiplicité des travaux parus à cet effet le démontre (Berge 2011 ; Abeillé 2003 ; Kwon 2004 ; Le Roux &  Perrier  2006 ;  Roberts  1999 ;  Haraet  al  2009 ;  Mouret  2003 ;  Culicover&Jackendoff  1997   ; Weisser 2013 ; De Vos 2009 pour ne citer que ceux-là). Malgré tout on ne peut pas dire qu’il y ait un consensus quant à la façon de les analyser. Mais cela ne surprend guère après mûre réflexion puisque derrière leur apparente simplicité, les séquences  coordonnées  sont  un réceptacle de contradictions. En effet, elles fonctionnent comme une unité assez compacte comme indivisible pendant qu’à l’intérieur de cette unité censée être indivisible les éléments       en présence  sont parfaitement  autonomes.  Or  si  ces  éléments  sont  syntaxiquement autonomes,   comment expliquer  la  Coordinate  Structure  Constraint  (CSC,  cf.  Ross  1967) qui traduit  une  contrainte  de localité assez stricte ?Par ailleurs, faut-il considérer les conjonctions de coordination comme des têtes de syntagmes ?

Nous tenterons, dans notre intervention, d’élucider le dilemme des structures coordonnées (i) en testant une approche nouvelle de ce type de séquences : l’hypothèse des syntagmes logiques(ii) sur la base des langues Mandé (i.e. Gouro, Yaouré, Dan/Yacouba et Koro). Cette hypothèse pose que les séquences coordonnées sont des syntagmes avec pour tête une conjonction de coordination auxquelles sont adjoints d’autres syntagmes du même type selon des contraintes sémantiques. Ces   contraintes   sémantiques   sont   responsables   des   propriétés   structurales des  séquences coordonnées (e.g. CSC).

Nous commencerons par dresser une typologie des marqueurs de coordinationet de leur distribution (§1). Ensuite, il s’agira d’exposer brièvement les problèmesposés par l’analyse des structures coordonnées et quelque unes des solutions proposées (§2) avant de nous focaliser sur l’architecture interne des séquences coordonnées (§3). Au final, cette communication nous permettra de réfléchir sur la nature du signe complexe, le statut des syntagmes en tant que signes saussuriens et l’articulation caténant-catené dans une perspective générativiste.

 

Per Baumann, Exploring a constructional approach to verb serialization

 

Per Baumann & Thomas Bearth, Institute for Comparative Linguistics, University of Zurich

Verb serialization (in Akan and other West African languages and creoles derived from them) tends  to be treated as a syntactic category sui generis. Accepting this view as a working hypothesis, one has to admit that it has many faces. Its defining characteristics vary greatly in languages and linguistic areas where it is said to occur; and even where, reflecting the efforts of generations of investigators, a consensus on a common set of data is invoked for defining or delimiting it in a given language or area as a field of inquiry, the latter proceeds along widely divergent lines, and from a bewildering variety of theoretical and analytical premises.

Taking a glimpse at the current state-of-the-art, one is faced with a number of alternatives which inevitably shape a discussion tending to end in deadlock:

1.     Formal vs. syntactic autonomy of the SVC as a construction and as a paradigm:

2.     Monoclausal vs. multi-clausal analyses:

3.     Lexical-encyclopedic vs. primarily grammatical approach to the SVC, as a grammatical type;

4.     Arguments for considering SVCs as (a) primarily lexico-semantically constrained vs. those favoring (b) a rigidly syntactic definition and analysis;

5.     Criteria consistently adduced in support of (4b) are: invariance of subject, object sharing, tense-aspect invariance, the latter in turn taking alternatively the form of single marking on the first verb, or of agreement between component predications, with scope over the whole sequence as a general rule as in Akan (Ghana).

6.     Adoption of a range of criteria in the sense of (4b) leads to further questions such as: Are all of these equally stringent conditions for qualification of SVC, or are they ordered on a cline of diminishing stringency?

7.     In an explanatory mood, grammaticalization paradigms have been influential in trying to understand and to reduce to familiar patterns (to demystify) conspicuous features, yet lead to conflicts between broadly admitted principles of observational and theoretical adequacy.

8.     Lexico-semantic vs. syntactic criteria, both are right in certain respects, none can do full justice to the field as a whole. This makes SVC a testing arena for an approach capable of integrating both in a single methodology.

9.    External criteria for evaluation may vary greatly, from gestures to corpus-based statistical evidence (used in Baumann’s thesis), in passing via operational tests (e.g. compatibility with information structure).

Against this background, Per Baumann’s thesis (University of Zurich, in press) brings into play a “super-alternative” to the potpourri of alternatives sketched above by addressing the bulk of these issues in terms of the premises of Construction grammar from a viewpoint capable of subsuming  their inherent heterogeneity under a single hypothesis, and through a methodology geared towards integration rather than modularization while maintaining analytical stringency. The postulate of dual- faced properties of SVCs which claims allegiance to Saussure’s sign has as one of its interesting fallouts the empirically validated presentation of types of SVCs clustering around tokens from lexical configurations, illustrated through a case study of the Akan combination kyɛrɛ ‘say-show’.

 

Aikhenvald, Alexandra Y. & Robert M. W. Dixon (eds), 2006. Serial verb constructions: a cross-linguistic typology, vol. 2 of

Explorations in Linguistic Typology. Oxford: Oxford University Press.

Baumann, Per, sous presse. Exploring a constructional approach to verb serialization in Akan. PhD thesis. Univ. of Zurich Hoffmann, Thomas & Graeme Trousdale (eds.). 2013. Introduction. Oxford Handbook of Construction Grammar. Oxford

University Press. 1-10. DOI: 10.1093/oxfordhb/9780195396683.013.0001

 

Introduction –  pour une heuristique inclusive

Thomas Bearth, prof. em., Université de Zurich

L’étude de ces langues existantes se condamnerait à rester […] dépourvue (à la fois) de méthode et de tout principe directeur, si elle ne tendait constamment à venir illustrer le problème général du langage, si elle ne cherchait à […] dégager de chaque fait particulier (qu’elle observe) le sens et le profit net qui en résulte pour notre connaissance des opérations possibles […]

Extrait d’un passage de l’édition critique du CLG, R. Engler (1967–1974), p. 515 (suite 3283)

L’émergence du CLG est aussi celle d’une linguistique générale qui s’articule autour d’une notion-clé, celle du signe. Alors que le Colloque est dédié au thème de l’émergence d’un vaste corpus en cours de reconstruction à partir de sources découvertes après la parution du CLG, la notion d’émergence en tant qu’appliquée à une discipline en devenir peut-elle encore avoir une place légitime cent ans après l’événement commémoré ?

Le passage cité en exergue prône une heuristique ouverte à la diversité des faits de langue – et donc des langues – sans limite de lieu ni de temps. Henri Frei (s.d., p. 21), avec un clin d’œil vers la diversité typologique, l’érige en principe épistémologique: « La comparaison d’un petit nombre de langues…de structure très différente est plus profitable pour l’établissement des théories générales que  la comparaison d’un grand nombre de langues de même type. »

Rappelons que les langues de l’hémisphère sud – auxquelles Frei s’est intéressé à travers les dernières thèses menées sous sa direction – sont à l’origine d’un apport significatif aux répertoires descriptifs et explicatifs disponibles en linguistique générale. À citer – au hasard – la phonologie autosegmentale comme terrain d’épreuve générateur d’analyses prosodiques qui ont contribué à en consolider le formalisme[1] ; la logophorie (Hagège 1974)[2] comme catégorie transversale pertinente pour la constitution de paradigmes morpho-syntactico-discursifs, ou encore la « ponctuation orale », figure dont le pouvoir évocateur a été mis en évidence par le même auteur[3] ; ou, en syntaxe nexale, le cas « extensif » du swahili (Myers-Scotton 1981) et ses implications pour la catégorisation de l’objet bantou (Creissels 1991: 401)[4].

L’ambition bien plus modeste  de l’Atelier, organisé par séances en quatre modules – séries verbales, grammaire tonale, syntaxe discontinue (langues mandé), et structure d’information – consistera (i) à situer chaque contribution, reçue d’abord en vertu de son apport intrinsèque, comme problème de linguistique générale dont il s’agira de cerner les enjeux théoriques, (ii) à en rapporter les traits constitutifs à l’hypothèse de la « signité du syntagme » (Frei 1962 : 131) et (iii) à en proposer une modélisation (comme cela a été tenté pour les séries verbales). Outre l’observance de ces « principes directeurs », celle de la « méthode » conduira à remettre à l’actualité la question des procédures de découverte. Écartée par Chomsky au profit d’une métrique de l’évaluation puis de principes universels, elle se pose différemment à la lecture de Frei et d’Amacker (1969), dépassant l’enjeu du débat des années 60, soit en termes d’équivalent analytique de savoirs linguistiques non pas du linguiste mais du locuteur, présupposé cognitif de la faculté de ce dernier de « parler en syntagmes ».

 


[2] Hagège, Claude (1974), « Les pronoms logophoriques », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 69: 287–310

[3] Hagège, Claude (1975) « La ponctuation dans certaines langues de l’oralité », Mélanges linguistiques offerts à Emile Benveniste. Louvain, Peeters, 251-266.

[4] Creissels, Denis (1991). Description des langues négro-africaines et théorie syntaxique. Grenoble : ellug.

 

 

Thomas Bearth 

Langues mandé : syntaxe lexico-syntagmatique et syntaxe énonciative

Dans l’enseignement non moins que dans les publications de ses dernières années, Henri Frei a posé deux idées-clé incontestablement porteuses de matière à exploration, fondées dans une double démarche soucieuse d’axiomatisation fidèle à l'enseignement du CLG d’une part, motivée par un souci de validation à travers un champ empirique nullement limitée aux langues familières de l’autre. Souci matérialisé dans les thèmes des dernières thèses soutenues sous sa direction dans les années 1970, parmi elles deux consacrées à la phrase segmentée, et une à la catène, deux portant sur des langues africaines (Bearth 1971, Boakye 1982), et une sur l'anglais (Bennett 1973) .

Je me propose de montrer comment ces avances théoriques se situent par rapport (i) à la tradition du CLG et à ses sources manuscrites (connues de Frei), (ii) aux terrains d'épreuve africains auxquels elles ont été soumises (langues mandé à travers le toura, et kwa à travers l’akan, les deux langues appartenant au macrophylum niger-congo), (iii) à l’évolution ultérieure de la théorie linguistique.

En partant de la définition de la catène, selon Frei (1967 : 43) « des signes non segmentaux qui combinent les unités entre elles pour en faire des syntagmes", je poserai trois questions au sujet de cette définition qui, comme le suggère René Amacker (1975 : 189), peut se revendiquer d’antécédents chez Saussure.

1.     Le caractère non-segmental de la catène, sans doute motivé chez Frei par le souci de démarquer signifiants porteurs de référence et signifiants relationnels, écartant de ces derniers toute trace de substance segmentale mais admettant en revanche des traits prosodiques comme manifestations du caténant, ne peut être maintenu que difficilement dans des langues où segments et tons alternent comme monèmes (terme lancé par Frei, repris par Martinet) relevant d’un paradigme grammatical, et où, d’autre part, les deux modes de représentation se substituent dans des fonctionnements invariants à travers l’évolution diachronique (Boakye 1982 : 12 ; Bearth 1994).

2.     Pour ce qui est des relations constitutives du syntagme nominal, l’approche ‘catène’ permet de dégager deux modes de représentation en comparant l’akan (kwa) et le toura (mandé), mais aussi de postuler pour ce dernier un système hiérarchique imbriqué à partir d’une catène englobante au point de neutraliser l’opposition nom-verbe comme catégories syntaxiques, neutralisation que présupposent les mécanismes de dérivation censés ramener le type syntaxique SOV(X) du phylum mandé, jugé déviant, au bercail niger-congo qui est de type SVO(X). Cependant les alternances tonales quasiment indélébiles, en quelque sorte l’ADN du verbe, s’inscriraient a priori en faux contre une réanalyse catégorielle de ce dernier à un moment identifiable quelconque d’une trajectoire elle-même douteuse que supposent la plupart des reconstructions proposées (Koopman 1984, Nikitina 2011).

3.     Les relations constitutives de la phrase s’établissent entre constituants discontinus, et ce de façon régulière, de telle sorte que, dans une séquence A B C D, la construction syntaxique prototypique est AC-BD. Ces discontinuités (‘split predicates’ et ‘split subjects’), plutôt que des traces d’opérations secondaires (CP), sont des « diagnostics » d’un type de syntaxe non pas déviant, mais en quête de théorisation (Aikhenvald 2006 : 27 ; Hagège 1982 : 56 ; Idiatov 2005).

En conséquence, nous retiendrons pour la catène une valeur d’abord heuristique, ensuite évaluative. Son potentiel analytique, construit à partir d’une extrapolation du signe, ne se dégage qu’au prix d’une ou deux dérogations à sa définition chez Frei. À cette condition et toujours à titre exploratoire en vue de son opérationnalisation, la catène s’offre comme contrepoids à une syntaxe désémantisée.  

 

Références

Aikhenvald, Alexandra Y. 2006. Reflexions on language contact, areal diffusion, and mechanisms of language change.  In: Bernard Caron & Petr Zima (eds.), Sprachbund in the West African Sahel. (= Collection Afrique et Langage 11, Selaf no 432). Louvain/Paris: Peeters, 23-36.

Amacker, René (1969). La sintagmatica saussuriana di Henri Frei. La sintassi, Atti del III Convegno Internationale di Studi (Roma, 17-18 maggio 1969). Roma : Bulzoni, 45-111.

Amacker, René (1975). Linguistique saussurienne,    Genève/Paris: Librairie Droz.

Bearth, Thomas (1971). L’énoncé Toura. Norman (Oklahoma): SIL.

Bearth, Thomas (1994) Christaller als Tonologe. In: T. Bearth et al. (eds.), Perspektiven afrikanistischer Forschung. X. Afrikanistentag, Zürich 1993. Zürich/Bern: Seminar für Allgemeine Sprachwissenschaft/Schweizerische Afrika-Gesellschaft. 27-37.

Bearth, Thomas (2009). Operator second and its variations in Mande languages. In: Petr Zima, Radovan Síbrt, Mirka Holubová & Vladimír Tax (eds,). The Verb and Related Areal Features in West Africa. Continuity and Discontinuity within and across Sprachbund Frontiers. Munich: LINCOM. 10-31.

Bennett, Thomas J.A. (1973). The segmented sentence in the spoken English of a South-Eastern Englishmen. Genève: Fornara.

Boakye, Paul (1982). Syntaxe de l’achanti. Du phonème à la phrase segmentée. Berne: Peter Lang.

Croft, William. (2001). Radical Construction Grammar. Syntactic theory in typological perspective. Oxford: Oxford University Press.

Frei, Henri (1966). Modes de réduction des syntagmes. Cahiers Ferdinand de Saussure 22, 41-51.

Hagège, Claude (1982). La structure des langues. Paris : PUF.(Que sais-je ?)

Idiatov, Dmitri, 2005. The exceptional morphology of Tura numerals and restrictors: Endoclitics, infixes and pesudowords. Journal of African Languages and Linguistics 26/1. 31-78.

Koopman. Hilda, 1984. The Syntax of Verbs (From Verb Movement Languages to Universal Grammar). Dordrecht: Foris.

Nikitina, Tatiana,   2011. Categorial reanalysis and the origin of the S-O-V-X word order in Mande. Journal of African Languages and Linguistics 32-2(2011): 251-73.

 

 

 

Les DOCs et leurs équivalents SVCs : Une analyse translinguistique

Yapo Joseph BOGNY,

Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody / joseph.bogny(at)ltml(dot)ci

Les constructions à double objet (DOC)1 figurent au nombre des procédés syntaxiques que les langues naturelles utilisent dans le discours. Ces constructions à prédicat simple (un seul verbe) admettent pour équivalent des constructions à prédicat complexe où le second constituant est, au plan lexical, soit une préposition soit un verbe (Cf. (1), (2)). Dans cette étude, nous admettons que la DOC à préposition des langues indoeuropéennes est syntaxiquement équivalente à la série verbale (SVC)2  rencontrée dans les langues Kwa.

Dans les deux cas, on note l’occurrence de deux objets. Dans les langues, en général, la différence entre ces structures syntaxiques se situe au niveau de l’ordre d’occurrence des deux compléments : dans le premier type de construction (la DOC sans préposition), l’objet suit le complément d’attribution. Dans le second type, i.e. DOC avec préposition ou SVC, c’est  plutôt le complément d’attribution qui suit l’objet.

Cette alternance de positionnement des deux compléments induit une délocalisation de constituant. Cette étude démontre que la structure sous-jacente est celle où le complément d’attribution se place en finale et que les DOC (simple, sans préposition) dérivent au plan syntaxique des SVC ou des DOC complexes (à préposition). Le second verbe de la Série Verbale est analysé comme une adposition3.

Cette étude vérifiera en outre que la non-réalisation de l’adposition dans les DOC ou du second verbe (assumant la fonction prépositionnelle) dans les SVC est due à la nature même du signe linguistique. En effet, les items sont des matrices de traits syntaxiques, phonologiques et sémantiques. Ces trois types de traits peuvent tous se réaliser dans la dérivation (concaténation des morphèmes) pour un item x mais il est permis qu’un seul type de trait se réalise (sous l’effet de certaines contraintes syntaxiques, phonologiques ou pragmatiques) : on parle alors d’omission ou d’effacement. Mais ce n’est pas exact, car en réalité cet effacement ne concerne que les traits phoniques : les traits sémantiques subsistent et mêmes certains traits phonologiques fusionnent avec d’autres items. Par exemple dans la structure en (1a), l’omission de la préposition to n’est qu’apparente car elle fusionne sémantiquement avec le nom James. D’ailleurs dans une langue comme le français, quel que soit l’ordre des compléments, la préposition est morphologiquement réalisée (Cf. (3)).

1 Double Object Construction (Construction à Double Objet)

2 Serial VerbConstruction (Construction à Série Verbale)

3 En fait, il assume la fonction de préposition.


 Exemples

 

(1). Anglais

a.            Peter gave James money

Pierre donner.Prt Jacques argent ‘Pierre a donné de l’argent à Jacques’

b.           Peter gave money to James

Pierre donner.Prt argent à Jacques ‘Pierre a remis de l’argent à Jacques’

(2).         Nzima

 

a.          tànwɛmaà̰̀  fıb́  á èzùkwà

 

Tanoédonner.Acc Afiba argent ‘Tanoé a donné de l’argent à Afiba’

b.         tànwɛ̰́ và èzùkwá maà̰̀  fıb́  á Tanoédonner.Acc argent donner.Acc Afiba ‘Tanoé a remis de l’argent à Afiba’

(3).     Français

a.          Il a envoyé une lettre à son père

b.         Il a envoyé à son père une lettre        (émergent)

 

 

Ayé Clarisse HAGER M'BOUA (Genève)

Série Verbale Lexicale vs Série Verbale Analogique

 

Le terme Construction Verbale Sérielle (CVS) ou en anglais Serial Verb Construction (SVC) ou encore « série verbale » a été adopté pour désigner la combinaison des verbes, que l’on rencontre dans les langues kwa de l’Afrique de l’ouest, dans laquelle tous les verbes partagent un sujet commun en structure de surface. On parle alors de « sémantaxe africaine ou procédé de sérialisation ». La série verbale est, en effet, un syntagme verbal (prédicat unique) assuré par deux verbes (deux radicaux verbaux). L’idée de « série » provient de l’importance accordée, dans la littérature, à l’absence de morphèmes connecteurs (ex. « à » dans « chercher à manger », « de » dans « venir de manger », etc.) entre les deux radicaux verbaux qui constituent le syntagme verbal (le verbe lexical dit « sériel »).

Manessy (1995) parle, quant à lui, de construction sérielle et en donne la caractérisation suivante :
« C’est, selon nous, par référence à ce niveau sémantique qu’il faut interpréter le procédé de sérialisation. » Aussi donne-t-il cette définition : « Ce qui caractérise la construction sérielle, ce n’est pas la mise en séquence immédiate de verbes dépendants d’un même sujet, procédé syntaxique applicable à des fins diverses, mais l’utilisation de plusieurs bases verbales (évidemment, en ordre linéaire) pour décrire un procès unique sous ses différents aspects. Plus précisément, la construction sérielle comporte un verbe focal qui porte l’information principale et dont l’acception est précisée par d’autres lexèmes verbaux. Ces derniers jouent un rôle analogue à celui des morphèmes dérivatifs dans les langues à dérivation verbale et il y a effectivement complémentarité entre dérivation et sérialisation (Bole-Richard, 1978). »

Nous donnons ci-dessous des constructions verbales sérielles:

a.         kòfí    ɔ̀      cɔ́                   kpɛ̰́kpɛ̀     ì                                             (abidji)                          Kofi   MA  prendre.RES  livre        MA  venir.RES

           « Kofi a apporté un livre. »

 

b.         Àsíbá  bɛ́         lɛ́sì   ɖù                                                                     (gungbe: Aboh, 2009)

             Asiba  collect  rice  eat                                                                   

            « Asiba collected rice eat. »  (i.e. Asiba ate a lot of rice.)

 

c.           Marie a fait traverser la ville à Jean.                                                 (français) 

  (ou Marie a fait traverser à Jean la ville.)   

 

Afin de mieux cerner les séries verbales lexicales, de nombreux linguistes entre autres Bôle-Richard, 1978; Bamgbose,1982; Delplanque, 1996; Bogny, 2004; Aboh, 2009 ont mené des travaux dans le but de dégager les critères d’identification de ces structures syntaxiques. Ces critères d’identification stipulent que les verbes d’une même série partagent un sujet unique commun, un objet unique commun, un même aspect (ou temps) et une même polarité. A l’aide donc des séries verbales lexicales de l’abidji et de bien d’autres langues kwa, nous allons dans un premier temps vérifier ces critères d’identification puis donner une analyse appropriée des verbes dits « sériels » en comparaison avec les verbes dits « standards » afin de proposer une cartographie pour les séries verbales lexicales (SVL).

 

 

Ayé Clarisse HAGER M'BOUA

Aperçu de la Périphérie Gauche de la Phrase en Abidji

D’après les études de la structure de la phrase menées à partir des années 80, en Grammaire Générative, la structure de la phrase est composée de deux couches fonctionnelles : la couche IP et la couche CP. En termes de la théorie X-barre, il faut dire que tout comme les éléments de la couche flexionnelle, ceux de la couche CP (ou périphérie gauche) ont aussi une structure de type Spécifieur-Tête-Complément. Soit les phrases ci-dessous :

 

(1)       a.         kòfí      jɔ́fɷ̀                 ríɈ      έ

                        Kofi     aimer.AOR      pagne   Déf.

                        « Kofi aime le pagne. »

 

            b.         kòfíi     bέ        ti         jɔ̀fɷ̀                 ríɈ      έ

                        Kofii    Foc°    ti         aimer.AOR      pagne   Déf.

                        « C’est KOFIi quii aime le pagne. »  

 

            c.         ríɈ      έi          bέ        kòfí      jɔ̀fɷ̀                 ti

                        pagne   Défi.    Foc°    Kofi     aimer.AOR      ti

                        « C’est LE PAGNEi que Kofi aime ti . »   

 

Les phrases (1b&c) sont des exemples de phrases focalisées de la langue abidji. En effet, le DP (sujet) /kòfí/ & le DP (objet) /ríɈí έ / (cf.1b&c) ont été focalisés ; d’où le déplacement de ces constituants de leur position in-situ (ti ) vers la périphérie gauche et donc en position initiale de phrase et aussi la présence de / bέ / analysé comme le marqueur de focus. Car l’absence du marqueur de focus donnerait lieu à une phrase agrammaticale. Il faut, par ailleurs, noter que
/ bέ / peut se réaliser sous une forme morphologiquement nulle, marquée par la présence du ton / ́ / dans le schème tonal. Il faut noter, également, que les constructions focus sont semblables aux constructions Wh. En effet, le processus de la focalisation est le même que celui utilisé pour les constructions Wh.

Comme cela a été argumenté par Rizzi (1997), la périphérie gauche est une composante fixe de la structure de la phrase qui renferme la tête du Focus, la tête du Topic, ...., et qui est prise en sandwich entre deux têtes obligatoires à savoir: Force° qui détermine le type de phrase (déclarative, interrogative, exclamative, etc.) et Fin° qui spécifie la forme du verbe (+fini/-fini).

 

(2)       a.         kòfí    è      pìpjé                  òkókò   έ

                        Kofi  MA  éplucher.RES  banane  Déf.

                        « Kofi a épluché la banane. »

            b.         òkókò    έi      έkέ   kòfí   è       pìpjé              nɩ̰̀i      

                        banane  Déf.i Top° Kofi MA  éplucher.RES  p.r.i

                        « A propos de la banane, Kofi l’a épluchée. »

c.          kòfíi  έkέ   ti    è      pìpjé                   òkókò   έ     

                        Kofii Top  ti  MA  éplucher.RES  banane  Déf. 

                        « A propos de Kofi, il a épluché la banane. »


Comme le montre la phrase en (2b), le topic « òkókò ɛ́ » bouge de sa position in-situ (ti) en position initiale de la phrase. L’élément topicalisé apparaît toujours à gauche de / έkέ / analysé comme étant le marqueur de topic. Et / έkέ / peut se réaliser soit sous sa forme morphologique, soit sous sa variante tonale tout comme le marqueur de focus / bέ /.

 

 

 

 

Mamadou Lamine SANOGO

INSS-CNRST

Directeur de Recherche

De l’importance du niveau suprasegmental dans le mandingue

Sans doute sous l’influence des langues indo-européennes, nombreux sont les linguistes africains qui considèrent les manifestations suprasegmentales comme des éléments secondaires au point qu’elles ne sont pas prises en compte dans les  études systématiques et sont également exclues de l’orthographe dans la plupart  des cas. Or, les tons qui ont sans doute le même intérêt et importance dans la  chaîne parlée comme les éléments de première et de deuxième articulation devraient être prises en compte dans toute leur splendeur. En effet, si la fonction distinctive est la plus évoquée dans les études sur une langue comme le mandingue, il faut se rendre à l’évidence que cet aspect occulte une dimension importante de cette langue à savoir le rapport entre les niveaux segmentaux et suprasegmentaux, d’une part et les règles qui affectent l’un ou l’autre niveau, d’autre part.

Ainsi, considéré comme une manifestation suprasegmentale assurant la fonction distinctive ([káláà] «arc », vs [kàláà] « baton » le tonème occupe une place très importante dans la description des langues à ton comme le mandingue au même  titre que les consonnes et les voyelles. De même, le ton assure en mandingue une

fonction grammaticale en distinguant le défini [cɛɛɛ] « l’homme » de l’indéfini [cɛ]

« homme » en contexte isolé et des verbes cɛ̀ « ramasser ».

En outre, qu’il marque la frontière morphologique dans la composition et la dérivation en introduisant un contrat tonal lorsque le ton lexical de base est un ton bas : composition : mùsòníì« habille de femme » mùsòfìnìráà « nouveau habille de femme » mùsòfìnìkùràgíì. « propriètaire du nouveau habille de femme », la frontière se déplaçant sur la dernière base morphologique, ce qui a fondé la distinction entre composé et syntagme complétif chez Houis (1983). Cependant, nos investigations récentes ont montré d’une catégorie de composé en mandingue ne répond pas à cette manifestation tonale.

En  effet,  lorsque  nous  avons  des  composés figés  comme sanji (san  « ciel »  et ji

« eau ») « pluie » ou daji «da « bouche » ji « eau », le contraste s’arrête à la frontière

du composé figé comme dans sɔgɔmàsánjíì « pluie matinale » ou wòròdájíì « ocre

couleur ». Dans le même ordre d’idée, sur le plan phonologique, il permet de prendre en compte le gradin consonantique en faisant la distinction, par contraste tonal entre les consonnes douces spécifiques [r, l] et les fortes spécifiques [m, b...].

Pour terminer, les manifestations suprasegmentales dans cette langue peuvent affecter l’énoncé au même titre que les expansions primaires donnant le sens de l’énoncé ou affectant une de ses composantes spécifiques.

Notre contribution vise à montrer que les manifestations suprasegmentales sont loin d’être des éléments secondaires dans les langues à ton et qu’il faut les traiter au même titre que les éléments de première et de second articulation. Les langues à ton ne sauraient donc être décrites convenablement en mettant à plus tard une composante aussi essentielle qui gouverne aussi bien la syntaxe que la sémantique des langues en question. De même, il ne vient à l’esprit de personne d’éliminer les voyelles dont le nombre considérablement faible dans une langue comme l’arable classique, il ne serait pas non plus compréhensible que les tons soient éliminés de l’orthographe d’une langue comme le mandingue.

 

Peter THALMANN

LE KROUMEN TÉPO (PARLER DU SUD-OUEST DE LA CÔTE D'IVOIRE): LA FOCALISATION PAR LA DISLOCATION À DROITE DU COMPLÉMENT

Le groupe kroumen fait partie de l'ensemble des langues krou. Il est parlé dans le sud-ouest de la Côte d'Ivoire, à la frontière du Libéria.

Nous nous concentrons ici sur le kroumen tépo, parler de Grabo et d'Olodio (au nord de Tabou). C'est une langue à trois tons, formant quatre schémas tonals: H M B, BH.

Le système de conjugaison est principalement basé sur la distinction aspectuelle entre l'accompli (action envisagée dans son ensemble) et l'inaccompli (action envisagée comme étant en train de se  dérouler).

En plus, nous y trouvons le potentiel (action virtuelle).

La structure de la proposition est S AUX C V (sujet - auxiliaire - complément - verbe); dans les conjugaisons sans auxiliaire, le verbe précède le complément: S V C.

Parlons maintenant de la focalisation, à savoir du fait que le rhème (ce qui est dit au sujet du thème) soit marqué comme tel. Ajoutons que le kroumen, comme beaucoup d'autres langues, connaît des contextes syntaxiques incompatibles avec une focalisation marquée (injonctif, proposition dépendante etc.).

Comme point de départ, prenons la phrase suivante à trois  constituants:

S > bɔ̄ (qu'il) / V > mū (partir) / E > dɩɔ́ mʋ́ (village, dans [postposition]).

(1)    bɔ̄ / / dɩɔ́ mʋ́

qui exprime l'injonctif: Qu'il parte au village (ou: Qu'elle...). Dans le cas  de la proposition assertive, nous trouvons    ceci:

 

(2)    ɔ̄ / mū/.mʋ́ dɩɔ́ (il / partir-ACC / dans / village) Il est parti au village.

 

(3)    ɔ̄ / (AUX POT) / .mʋ́ / / dɩɔ́                       Il va partir au village.

(4)    ɔ̄ / -ɔ̄ .mʋ́ mū dɩɔ́ (il-INAC / à / partir / village          Il part au village.

Proposition conditionnelle (focalisation inhérente, qui interdit la focalisation du  complément).

(5)    bɔ-ɔ̄ (s'il-INAC) / dɩɔ́ mʋ́ /                                S'il part au village, ...

Exemples avec focalisation du sujet (6), du verbe (prédicat), où C ne peut être focalisé.

(6)    nɔ` / / dɩɔ́ mʋ́ (lui-FOC / partir-ACC / village à C'est lui qui est parti au village.

(7)    ɔ̄ / /dɩɔ́ mʋ́ / nɩ. (nɩ̄ = FOCV, particule de focalisation verbale) Il est parti au village.

Il est intéressant à noter qu'en kroumen piè (San Pedro - Gd-Béréby), cette stratégie de dislocation à droite n'existe pas. Voir exemple (8) – l'équivalent de (2) – le syntagme postpositionnel reste intact!

(8)    ɛ̄ / / sɔ́ ʋ̃́  (il / partir-ACC / village à)             Il est parti au village.

Conclusion: Dans les exemples (2), (3) et (4), une partie du complément, dɩɔ, a été disloquée à droite.

Cette dislocation à droite est le signe ayant comme signifiant la dislocation à droite et comme signifié"FOC de C". Dans (3) et (4), le résultat est un signe discontinu: la postposition (mʋ́ dans) reste à sa place, tandis que le nom (dɩɔ́ village) (qui est la partie la plus "rhématique" de l'ensemble dɩɔ́ mʋ́ dans le village) se trouve à la fin de la proposition.

La dislocation à droite en kroumen tépo montre qu'en le comparant à un parler comme le kroumen piè, le tépo est innovatif (comme il l'est dans d'autres aspects de la  langue).

Peter Thalmann, novembre 2016 (thpe@gmx.ch) Note bibliographique: P. Thalmann, Eléments de grammaire kroumen tépo, thèse, Paris VII, 1987

C'est à Sablatou Kapet et à Hié Gnahoué que vont nos remerciements pour les informations sur le       kroumen piè.

 

Références générales de l'atelier

 

Aikhenvald, Alexandra Y. & Robert M. W. Dixon (eds), 2006. Serial verb constructions: a cross-linguistic typology, vol. 2 of Explorations in Linguistic Typology. Oxford: Oxford University Press.

Amacker, René, 1969. La sintagmatica saussuriana di Henri Frei. La sintassi, Atti del III Convegno Internationale di Studi (Roma, 17-18 maggio 1969). Roma : Bulzoni, 45-111.

Amacker, René, 1995. Y a-t-il une syntaxe saussurienne? In: Tullio de Mauro & Shigeaki Sugeta (eds.), Saussure and Linguistics Today. Roma: Bulzoni.

Arrivé, Michel, 2016. Saussure retrouvé. Paris : Classiques Garnier. (Ch. 5: La syntaxe chez Saussure, 99-113.)

Baumann, Per, sous presse. Exploring a constructional approach to verb serialization in Akan. PhD thesis. University of Zurich.

Bearth, Thomas, 1971. L’énoncé Toura. Norman (Oklahoma): SIL.[Thèse Genève]

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Bennett, Thomas, 1973. The segmented sentence in the spoken English of a South-Eastern Englishman. Genève:

Boakye, Paul, 1982. Syntaxe de l’achanti. Du phonème à la phrase segmentée. Berne: Peter Lang.

Bouquet, Simon, 2014. Triple articulation de la langue et articulation herméneutique du langage. Quand De l’essence double du langage réinterprète les textes saussuriens. Textes et Cultures XIX/1, 1-12. www.revue-texto.net

Chomsky, Noam, 1957. Syntactic Structures. Paris/The Hague : Mouton.

Croft, William, 2001. Radical Construction Grammar. Syntactic theory in typological perspective. Oxford: OUF.

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Saussure, Ferdinand de, 1968. Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. [Édition critique par R. Engler, tome 1.] Wiesbaden : Harrassowitz.

 

 

Joseph BOGNY
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