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Yves ERARD

Saussure et Wittgenstein: deux pensées en cours

Malgré leur inscription dans des époques et des disciplines très différentes, il n'a pas échappé à un certain nombre de chercheurs (Harris 1988) (Utaker 2002) qu'il existe assez de points communs entre la linguistique de Saussure et la philosophie de Wittgenstein pour que leurs réflexions sur le langage puissent faire l'objet d'une comparaison légitime. Un aspect pourtant fondamental de leurs oeuvres respectives, qui ont marqué chacune à leur manière la pensée en sciences humaines du XXe siècle, n'a pas fait l'objet d'un rapprochement : leur production intellectuelle a été façonnée pour et par l'enseignement. En effet, leurs livres les plus marquants sont des publications posthumes composées de divers matériaux qui portent le sceau de leur travail pédagogique (Saussure 1995, 2002) (Wittgenstein 1988, 1992, 1996) .

L'écart entre le soin apporté à l'élaboration de leurs cours et la difficulté à consigner leur pensée dans un livre ne doit pas être considéré comme un défaut, mais être compris comme une caractéristique inhérente à leur conception dynamique du langage, qui s'exprime le mieux dans leur enseignement.

Comme le soulignent Fehr (2000), Bulea (2006) ou encore Maniglier (2006a), la langue que Saussure définit comme objet de la linguistique est une entité qui ne vit que pour autant qu'elle circule, c'est-à-dire qui « relève d'une processualité dynamique spécifiquement humaine » (Bulea 2006 : 8). Ce qui vaut pour l'objet ne vaut-il pas pour sa description ou, en d'autres termes, le processus de description de l'objet langue peut-il échapper au principe praxéologique qui en fonde l'existence ?

Si l'on s'accorde avec ceux qui pensent que la linguistique qu'initie Saussure n'est pas une science empirique (Maniglier 2006b : 27), il faut alors la considérer comme une grammaire au sens qu'il prend dans « grammaire du jeu d'échecs », « où il s'agit d'un objet complexe et systématique, mettant en jeu des valeurs coexistantes » (Saussure 1995 : 185). Maniglier parle, à propos de Saussure, d'une « grammaire intuitive » qui vise à analyser les séries d'analogies auxquelles nous soumet inconsciemment notre langue. J'aimerais montrer que cette analyse intuitive n'a de raison d'être que dans le rapport qui va du linguiste, qui fait voir les analogies, à un sujet parlant, qui y reconnaît (ou pas) ses intuitions. La linguistique saussurienne est une science de l'action langagière (Bulea 2006) dans son existence même puisqu'elle est un enseignement. Linguistique saussurienne et philosophie wittgensteinienne auraient aussi cela en commun d'être des leçons de langue maternelle toujours en cours parce que toujours respectueuses de la vie des signes en circulation.



Bulea Bronckart, E. (2006) « La nature dynamique des faits langagiers, ou de la "vie" chez Ferdinand de Saussure », Cahiers Ferdinand de Saussure, N°59, 5‑19.

Fehr, J. (2000) Saussure entre linguistique et sémiologie. Paris: Presses universitaires de France.

Harris, R. (1988) Language, Saussure and Wittgenstein: how to play games with words. London ; New York: Routledge.

Maniglier, P. (2006a) La vie énigmatique des signes: Saussure et la naissance du structuralisme. Paris: L. Scheer.

Maniglier, P. (2006b) « Les choses du langage : de Saussure au structuralisme ». Figures de la psychanalyse, N°12(2), 27‑44.

Saussure, F. de. (1995) Cours de linguistique générale. (C. Bally & T. De Mauro, éd.). Paris: Payot.

Saussure, F. de. (2002) Ecrits de linguistique générale. (S. Bouquet, éd.). Paris: Gallimard.

Utaker, A. (2002) La philosophie du langage: une archéologie saussurienne. Paris: Presses universitaires de France.

Wittgenstein, L., (1988) Les cours de Cambridge, 1930-1932. Mauvezin: Trans-Europ-Repress.

Wittgenstein, L., (1992) Les cours de Cambridge, 1932-1935. Mauvezin: Trans-Europ-Repress.

Wittgenstein, L. (1996) Le Cahier bleu et Le cahier brun. Paris: Gallimard.



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