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Estanislao SOFIA

Empirie et théorie dans (les différents moments de) la pensée de Saussure

L'idée selon laquelle Saussure ferait fi de toute réalité phonique afin de construire sa théorie sur la base d'un «système de valeurs pures» est fréquemment évoquée, surtout à partir de la dernière grande exhumation de manuscrits (en 1997), qui a eu entre autres le mérite de relancer les études saussuriennes et de contribuer à la mise en place de ce courant qu'on nomme désormais néo-saussurisme, dont une des thèses centrales est précisément celle que nous évoquons (cf. Sofia 2012). Dans ses leçons faites en 1942, R. Jakobson (1976 : 55) signalait pourtant le fait qu'en réalité, dans le CLG «nous trouvons un mélange bizarre de tous les stades de l'étude de sons, de l'époque néogrammairienne jusqu'à l'époque moderne», en soulignant l'importance accordée par Saussure non seulement aux aspects «systématiques» dont l'épuration a été à la base du succès du structuralisme européen, mais aussi à des facteurs psychologiques (suivant en cela B. de Courtenay), phonétiques (suivant en cela les grands phonéticiens du XIXe siècle), etc. Ce «mélange bizarre» de points de vue est sans doute dû au fait que le CLG a été construit à partir de manuscrits appartenant à différentes phases de la carrière de Saussure, dont Bergounioux (2016) décelait récemment au moins trois : a) celle de la «formation» (dès la rédaction des premiers articles jusqu'à fin de son séjour à Paris) ; b) celle couvrant la dernière période de son séjour à Paris et les premières années de sa carrière universitaire à Genève ; c) celle de la «synthèse» présentée dans les trois cours de 1907-1911.

Dans ce travail, nous nous proposons de retracer cette évolution à la lumière de l'antithèse «théorie-empirie» qui préside à cette séance, et que nous tenterons de saisir à travers une analyse de l'équilibre (toujours fragile) entre les données censées être directement saisissables et le système censé les traduire théoriquement. Nous tenterons de montrer que chez Saussure, ce qu'on pourrait considérer comme «donné» n'est pas sans recours à des expédients conceptuels, et que la systématicité théorique n'est pas exempte d'une analyse détaillée de ce qui peut être «empiriquement» attesté.



Bergounioux, Gabriel (2016). « L'invention de la phonologie entre Saussure et le cercle linguistique de Prague ». Recherches Sémiotiques / Semiotic Inquiry. Le centenaire de la publication du Cours de linguistique générale de F. de Saussure. Numéro spécial dirigé par M. Arrivé et E. Sofia. [sous presse]

Bouquet, Simon (1997). Introduction à la lecture de Saussure. Paris : Payot.

Coursil Jacques (1998). « Le syllabaire saussurien. Introduction à la phonologie de groupes », Langages, volume 32, numéro 129, pp. 76-88

Coursil, Jacques (1995). « Analytique de la Phonologie de Saussure : les deux théorèmes », Saussure Aujourd'hui, Actes du colloque de Cerisy La Salle, 12-19 Août 1992, publiés dans Linx, numéro spécial, Nanterre, 1995.

Coursil, Jacques (2015). Valeurs Pures. Le paradigme sémiotique de Ferdinand de Saussure. Limoges : Lambert-Lucas.

Jakobson, Roman (1976). Six leçons sur le son et le sens. Minuit : Paris.

Jakobson, Roman (1970). « Réflexions inédits de Saussure sur le phonèmes », in Essais de linguistique générale, t. 2. Paris : Seuil.

Rastier, François (2002). « Saussure, la pensée indienne et la critique de l'ontologie », Revue de Sémantique et Pragmatique, Numéro 11, pp. 123-146.

Rastier, François, (2003). « Le silence de Saussure ou l'ontologie refusée », in Cahiers L'Herne, Ferdinand de Saussure, Payot, Paris, 2003.

Sofia, Estanislao (2012). « Petite histoire de la notion saussurienne de "valeur" », in Cl. Normand & E. Sofia (éds.), Espaces théoriques du langage. Des parallèles floues, Louvain-la-Neuve : Academia, pp. 29-64.